L’histoire prend place à Kafue National Park en Rhodésie du Nord, qui deviendra plus tard la Zambie. À la fin de l’année 1957, Norman Carr, alors conservateur du parc national, est loin d’imaginer qu’il va devenir le « père adoptif » de deux des petits d’une lionne chef de clan baptisée la Souriante. Cette lionne, qu’il avait maintes fois observée, était en effet reconnaissable grâce à une profonde cicatrice sur le côté de la gueule.
Au cours d’une patrouille à pied, un garde ayant découvert par hasard les trois nouveau-nés de sa portée fut malheureusement obligé d’abattre la Souriante pour se défendre.
Ne pouvant laisser les trois lionceaux livrés à eux-mêmes, il les ramène au quartier général quelques jours plus tard. Pour une raison inconnue, l’un des lionceaux de la fratrie sera séparé des deux autres et laissé à Peter Morris, un des conservateurs. Son destin ne sera pas de retourner dans son milieu naturel : l’auteur apprendra plus tard qu’il avait fait de la figuration dans le film Cléopâtre de Joseph L. Mankiewicz (1963), avec Elizabeth Taylor…

C’est ainsi qu’un peu avant Noël, Norman Carr prend en charge deux petites boules de poil en piteux état et affamées, qu’il va soigner et nourrir au biberon. Inspiré par la récente expérience du couple Adamson au Kenya avec la lionne Elsa, il va les élever sans entraves durant quatre années dans le but de les rendre un jour à la vie sauvage.
Les deux lionceaux, baptisés Big Boy et Little Boy, développent chacun leur personnalité. Le premier, plus corpulent, s’affirme comme un leader tandis que le second, plus sensible et plus peureux, se laisse dominer par son frère. Les premiers mois, installés au QG du parc à Ngoma, leur quotidien est fait de jeux et d’insouciance.
En juillet 1959, à 18 mois, ils sont lâchés dans une partie du parc à l’écart des routes fréquentées par les visiteurs. N’étant pas capables de se nourrir seuls, de la viande leur est apportée tous les deux ou trois jours. Les lions sauvages, dont ils se tiennent à l’écart, sont généralement autonomes vers l’âge de 2 ans.
Un an plus tard, le travail de Norman Carr étant achevé au Kafue National Park, il demande son transfert dans la vallée de la Luangwa où Big Boy et Little Boy l’accompagnent. L’adaptation à ce nouvel environnement se fait sans problème. Au cours des promenades, Carr débute leur apprentissage car il a remarqué la réaction instinctive de ses deux protégés lorsqu’ils sont en présence de gibier. À force de patience, de mises en scène pour développer leur instinct de chasse en sommeil, d’exercices visant à susciter des réactions innées chez des lions sauvages, Big Boy et Little Boy réussissent enfin à mettre à mort une proie en novembre 1960. C’est un tournant décisif vers le chemin de la réhabilitation. Norman Carr sait désormais qu’ils pourront bientôt se passer totalement de lui.

Une nouvelle étape est franchie lorsque les deux frères, alors âgés de 3 ans, autorisent des lions sauvages à finir les restes d’un de leurs repas.
En mars 1961, Carr quitte le Service du Gibier. Big Boy et Little Boy sont devenus tellement imposants qu’ils ont du mal à monter dans le caisson de la Land Rover. Il les emmènent passer quelques mois dans un endroit plus isolé — le campement de Kapani — afin de les « préparer » avant l’ultime étape. De plus en plus indépendants, les lions s’absentent régulièrement plusieurs jours d’affilée. Puis, ce sont leurs instincts de reproduction qui s’éveillent lorsqu’au printemps ils observent un couple de lions sauvages en pleine parade amoureuse.
Le moment tant attendu arrive enfin. Carr décide de transporter ceux qu’il appelle encore ses « nourrissons » à 90 milles en amont de la Luangwa, à Mungwalala. Après quelques jours d’acclimatation de Big Boy et Little Boy dans la réserve choisie, et une bagarre avec une bande de lions sauvages déjà maîtresse des lieux, Norman Carr et Nelson, le ranger qui a également veillé sur les deux félins, les regardent pour la dernière fois. Ils se sont appropriés un nouveau territoire et sont désormais en capacité de le défendre.
« Je m’en allai, non sans regarder plusieurs fois en arrière : ils étaient tout à leur affaire et ne pouvaient savoir que c’était un adieu pour toujours. Un vautour à dos blanc se posa lourdement sur un épineux, et Big Boy et Little Boy levèrent la tête, brusquement sur le qui vive, prêts à repousser quiconque leur disputerait leur proie.
Ils étaient revenus là où était leur place, dans leur royaume, souverains incontestés de la brousse. »
L’auteur
Norman Joseph Carr a vu le jour le 19 juillet 1912 à Chinde, un comptoir britannique situé dans l’actuel Mozambique. À l’âge de 6 ans il est envoyé en Angleterre pour suivre sa scolarité, comme beaucoup d’enfants de colons. Il ne reverra ses parents et sa terre natale qu’à l’âge de 17 ans, pour y travailler un temps dans l’entreprise familiale de tabac à Blantyre au Nyasaland.
Très attiré par la vie en brousse et chasseur émérite, il devient officier chargé du contrôle des éléphants dès 1930 dans la vallée de la Luangwa, pour le compte du gouvernement de la Rhodésie du Nord (Zambie). Avec quatre autres officiers, il a pour tâche de protéger les villageois et leurs élevages. À l’époque, les conflits hommes-éléphants se réglaient par l’abattage systématique (Norman Carr abat son cinquantième éléphant le jour de ses 20 ans).
Considérant que la marche est le meilleur moyen pour connaître un pays, il le parcourt de long en large durant des mois, seul, avec uniquement quelques sachets de thé et de la quinine dans son sac à dos. En totale immersion dans la nature, il se débrouille pour trouver sa nourriture au jour le jour. C’est au cours de ses longues randonnées à la dure qu’il acquiert les connaissances qui lui permettront plus tard de créer des parcs nationaux et d’en former personnellement les gardes et rangers.
Durant la Seconde Guerre mondiale, il participe à la campagne d’Abyssinie comme capitaine dans le corps des King’s African Rifles. Il sera décoré de l’ordre de l’Empire britannique.
À son retour en Rhodésie, fort de son expérience et las de la chasse, il se tourne vers une nouvelle approche de la nature et de la faune. Il s’emploie à mettre en œuvre un concept innovant qui a germé dans son esprit, selon lequel les villageois pourraient subvenir à leurs besoins en protégeant les animaux plutôt qu’en les tuant. Ainsi en 1950, il réussit à convaincre le chef local, Nsefu, de convertir des terres tribales (actuelle South Luangwa) en réserve afin d’y faire venir des touristes (anglais, américains et sud-africains) pour des safaris d’observation de la faune. Six rondavels (huttes rondes en terre avec un toit de chaume) sont construits pour les loger. Son idée fonctionne. Dès la première année, le chef Nsefu et son conseil perçoivent 100 livres, somme non négligeable à l’époque.
Le Nsefu Camp, premier camp du parc, est créé en 1952. Norman Carr y développe une activité jusqu’alors inédite en Afrique : le safari pédestre. Pour la première fois, des touristes ont la possibilité d’approcher au plus près des animaux tout en s’imprégnant de leur milieu naturel. Les appareils photo ont remplacé les fusils. Avec l’augmentation du nombre de visiteurs, Carr implante d’autres campements et forme des guides et rangers issus de la population locale.

Il sera ensuite en poste quelques années au parc national de Kafue (voir ci-dessus), puis participera à la création d’autres parcs nationaux au Malawi et au Zimbabwe. En 1964, lorsque la Rhodésie du Nord devient la république indépendante de Zambie, il n’envisage pas de quitté la South Luangwa Valley et conserve de bonne relations avec le nouveau gouvernement ; son amitié avec le président Kenneth Kaunda date d’avant son accession au pouvoir.
Conscient des ravages causés par le braconnage, Carr participe activement à la campagne Save the Rhino en 1970, qui sera ensuite reprise par le Fonds mondial pour la nature (WWF). Malgré cela, dix ans plus tard, la population de rhinocéros de Zambie a été décimée par les braconniers.
Infatigable, il continuera d’accompagner des touristes en safari à pied durant des années et s’attachera jusqu’à la fin de sa vie à les mener au contact des villageois, à promouvoir l’éducation des écoliers et leur faire découvrir le patrimoine faunique en les emmenant dans le parc national. Les Zambiens l’avait affectueusement surnommé Kakuli (le Vieux Buffle), pseudonyme qui sera également le titre de son dernier livre. Il est mort à Johannesburg le 1er avril 1997. Son corps repose dans la terre qu’il aimait tant, à l’ombre des ébéniers du parc national de la South Luangwa, à Wafa. Sa sépulture est matérialisée par une épaisse dalle de pierre avec une plaque sur laquelle ses deux lions ont été gravés.
Norman Carr avait épousé en 1940 Barbara Lennon, écrivain qui a publié quelques livres sous le nom de Barbara Carr — notamment Not for Me the Wilds dans lequel elle se plaint de sa vie en brousse dans des conditions spartiates et de la solitude dont elle souffre durant les longues périodes d’absence de son mari. Elle et Norman ont eu un fils et deux filles.

Carr a laissé durablement son empreinte sur le continent africain et particulièrement en Zambie dont il a été un précurseur en matière de tourisme. En attirant une clientèle pour lui faire découvrir la nature et la vie en brousse sous un nouveau jour (petits lodges parfaitement intégrés à l’environnement, safaris pédestres, visites de villages et d’écoles, etc.), tout en faisant profiter la population locale des bénéfices ainsi générés, Norman Carr est considéré comme l’inventeur de l’écotourisme. Son héritage perdure, preuve que sa vision d’un tourisme durable était totalement viable en Afrique. Les six camps fondés par Norman Carr Safaris sont aujourd’hui exploités par le groupe Time + Tide.
Bien que deux de ses livres aient été traduits en français, il est assez peu connu en France en comparaison des pays anglo-saxons. Je vous invite à lire les récits de cet homme au parcours extraordinaire, au sens propre du terme, qui au lendemain des tueries et des horreurs de la guerre a décidé de consacrer le reste de son existence à protéger la faune africaine plutôt que de la chasser.
Son expérience de réintroduction de Big Boy et Little Boy fut un succès parce que Norman Carr avait une véritable passion pour la faune et la nature de Zambie, qu’il connaissait comme personne après des années d’immersion et d’observation. Le lien qui l’unissait à ses lions était comparable à celui d’un père pour ses propres enfants, et la séparation n’en fut que plus douloureuse. Cependant, il savait au fond de lui qu’il avait fait le bon choix.

À SAVOIR
- Cette histoire autobiographique a été publiée en France sous le titre Retour à la vie sauvage en 1963 (aux éditions Stock). Par chance, j’ai pu m’en procurer un exemplaire d’occasion. Il est illustré de photographies prises par des amis ou des proches de l’auteur.
- Le livre original, Return to the Wild, fut édité à Londres en 1962 par Collins.
AUTRES PUBLICATIONS DE NORMAN CARR
- The White Impala, 1969. Œuvre autobiographique traduite en français : L’Impala blanc. Histoire d’un chasseur en Afrique, 1971, Stock. Rééditée sous le titre L’Impala blanc. Chasse et faune de la Luangwa, 2007, Montbel, coll. Les Aventuriers voyageurs.
- Some Common Trees and Shrubs of the Luangwa Valley, 1978, Wildlife Conservation Society of Zambia.
- A Guide of the Wildlife of the Luangwa Valley, 1987, Save the Rhino Trust.
- Valley of the Elephants, 1979, Collins.
- Kakuli, 1996, CBC Publishing.
SOURCES ET PHOTOS
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Norman_Carr
- https://www.independent.co.uk/news/people/obituary-norman-carr-1262524.html
- https://timeandtideafrica.com/norman-carr-safaris
- https://www.loindelafoule.com/blog/norman-carr-pere-du-tourisme-responsable-en-afrique
- https://poesybysophie.com/norman-carr-pour-lamour-de-lafrique/
- http://www.elephantwood.com/about-us/norman-carr/
- http://zambiemalawi2015.blogspot.fr/
- http://www.shakariconnection.com/norman-carr-books.html
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