« La mort lui avait ôté toute trace de beauté. L’amputation des cornes majestueuses, cisaillées par des machettes aiguisées — ou pangas comme on les appelle en Afrique — ne laissait qu’une tête profanée, aux traits avachis, et deux yeux au regard perdu.
Des flaques de sang coagulé entouraient cette tête grotesquement défigurée. Sans sa corne, cette créature impressionnante semblait aussi vulnérable qu’un bébé. »
Cette histoire débute en 2006 lorsque Lawrence Anthony découvre l’un de ses rhinocéros blancs du Sud braconné et atrocement mutilé. Jusqu’alors Thula Thula était considérée comme une réserve sûre, hébergeant notamment des éléphants, dans laquelle il n’y avait jamais eu d’incident. Il traque les braconniers, sans succès, et fait le constat que ceux qui s’en prennent aux rhinocéros et aux éléphants sont extrêmement dangereux car ayant un équipement et un armement de plus en plus sophistiqués.
Il est alerté un jour par une amie journaliste sur le sort de l’autre sous-espèce de rhinocéros blancs, ceux du Nord (Ceratotherium simum cotoni), dont les tout derniers représentants sauvages — une petite quinzaine au total — sont en sursis dans le parc national de la Garamba en république démocratique du Congo, à proximité de la frontière avec le Sud Soudan. Cette zone instable, de longue date en proie aux guerres tribales ou civiles, a été abandonnée par la conservation car trop dangereuse. Elle est le territoire de la tristement célèbre Armée de résistance du Seigneur (ARS), en rébellion contre le gouvernement ougandais de Yoweri Museveni, connue pour ses enfants-soldats et classifiée comme organisation terroriste depuis 2001, certains la considérant même comme la pire armée terroriste au monde.
Qu’importe, Lawrence Anthony tentera l’impossible pour sauver ces rhinocéros, allant même jusqu’à se transformer en émissaire de la paix pour l’ARS, alternant expéditions dans la brousse au péril de sa vie, entretiens diplomatiques avec les différents protagonistes (Nations unies, officiels ougandais, représentants de l’ARS) et allers-retours en Afrique du Sud dans sa réserve de Thula Thula.
Au cours de toutes ces tractations, il parviendra à obtenir la confiance des cadres de l’armée terroriste, dont le général Vincent Otti — alors numéro 2 de l’organisation — et Joseph Kony — considéré comme le leader de l’ARS —, tous deux visés par un mandat d’arrêt international pour crime contre l’humanité.

Anthony, surmontant les difficultés une à une et sans perdre de vue sa mission première, obtiendra des accords concernant la protection des populations et de la faune du parc national, ainsi qu’un sursis dans le conflit. Mais chaque jour qui passe diminue ses chances de parvenir à sauver les derniers rhinocéros blancs du Nord.
Comme souvent au sein de groupes armés de ce genre, les luttes de pouvoir sont aussi internes ; aucune divergence de vue ne saurait être tolérée. Bien que liés par une apparente amitié, le numéro 2 de l’ARS, Vincent Otti, est exécuté par Joseph Kony. À cette époque, il ne reste déjà plus que quatre rhinocéros survivants dans le parc de la Garamba. La sous-espèce est condamnée et le cessez-le-feu de l’ARS ne tiendra pas au-delà de l’année 2008.
Lawrence Anthony revient à Thula Thula. En 2009, il y aura la confirmation qu’il ne reste plus aucun rhinocéros blanc du Nord à l’état sauvage.

Une autre terrible nouvelle va l’ébranler ainsi que sa famille et toute l’équipe de la réserve : Heidi, une femelle rhinocéros blanc du Sud qu’il avait recueillie orpheline, vient d’être braconnée. Les auteurs de cette barbarie sont venus et repartis en hélicoptère.
En 2006, à l’époque où Lawrence Anthony se lance dans cette aventure en RDC, le braconnage des rhinocéros pour leur corne en est à encore à ses débuts en Afrique australe. Cependant, il pressent que le phénomène va empirer et réalise rapidement que le combat pour la préservation de cette espèce ne se fera pas à armes égales. L’ennemi est surarmé, il ne s’encombre d’aucune considération et travaille pour des mafias internationales.
Au cours de ses expéditions entre Juba et le parc de la Garamba, Lawrence Anthony sera amené à côtoyer les très redoutés soldats de l’ARS et à vivre à leurs côtés, sans protection. Son témoignage sur leur quotidien et leurs aspirations est unique. Au delà du versant autobiographique, ce livre constitue bel et bien un véritable reportage, une immersion en milieu hostile — à bien des égards — digne d’un grand journaliste d’investigation. Anthony a pu témoigner d’une courte période dans la vie de Joseph Kony, en tout cas de l’image que ce dernier a voulu montrer à la communauté internationale à ce moment-là, et de son armée, responsable de nombreux crimes (enlèvements d’au moins 20 000 enfants, mutilations, viols, esclavage sexuel, etc.).
« Ma bataille pour sauver les rhinocéros blancs du Nord m’avait plongé dans un maelström dont je n’avais aucune idée. À chaque fois que je me trouvais en danger de mort ou en perte de contrôle de la situation, il était trop tard pour réagir. Ma survie est due en partie au destin, mais aussi à de très bons amis, vivants dans des lieux où règne la plus grande brutalité imaginable. Ces amis se trouvent en première ligne dans la plus grande bataille des temps à venir — la bataille pour la planète Terre. »
Suite aux pourparlers qui ont eu lieu entre 2006 et 2008, l’ARS a quitté officiellement le sol ougandais. Mais aucun accord n’ayant été signé, elle a continué de sévir en RDC, au Sud Soudan, en République centrafricaine et au Darfour du Sud. La traque internationale de Joseph Kony n’a pas abouti. Un temps donné pour mort, sa trace a pu être suivie jusqu’à récemment encore. Un soldat transfuge de son armée a rapporté que Kony, entre autres trafics, avait fait tuer plus d’une centaine d’éléphants dans le parc de la Garamba et ramener leur ivoire dans son repaire au Sud Soudan. Cet ivoire — destiné à l’Asie — sert de monnaie d’échange pour se fournir en armes, munitions et nourriture.
Ainsi, après avoir rayé de la carte la dernière population sauvage de rhinocéros blancs du Nord, Kony et ses sbires menacent donc les éléphants de la région. Lawrence Anthony savait qu’il n’y avait plus rien à faire pour ces rhinocéros, mais s’il était toujours de ce monde, il aurait très certainement vécu le braconnage organisé des éléphants de la Garamba comme une trahison.
Anthony n’a pas non plus vécu suffisamment longtemps pour assister à l’attaque barbare en février 2017 de l’orphelinat de Thula Thula, au cours de laquelle deux bébés rhinocéros âgés de 18 mois — Gugu et Impi — sont morts à la suite du braconnage de leurs minuscules cornes et une volontaire étrangère fut agressée sexuellement.
À l’heure actuelle, il ne subsiste que deux femelles rhinocéros blanc du Nord, fille et petite-fille de Sudan, l’ultime mâle, mort de vieillesse à Ol Pejeta (Kenya) en mars 2018. Bien que né dans son milieu naturel, Sudan était originaire d’un zoo de Tchécoslovaquie. Des scientifiques travaillent sur une fécondation in vitro, dernière chance de conserver des individus de cette sous-espèce.
L’auteur
Né en 1950 à Johannesburg, Lawrence Anthony n’était a priori pas destiné à la conservation. Son grand-père, mineur en Angleterre, était venu dans les années vingt en Afrique du Sud pour travailler dans les mines d’or. Son père, quant à lui, a réussi dans les assurances et dirigeait sa propre compagnie en Afrique australe. Au gré des déplacements professionnels de ce dernier, Lawrence grandit en partie au Zimbabwe, en Zambie ainsi qu’au Malawi (ex-Rhodésie) et s’imprègne ainsi du bush et des cultures locales.
À la fin de ses études, il débute sa carrière également dans le secteur des assurances, pour s’orienter ensuite dans l’immobilier. Au milieu des années 1990, Lawrence Anthony change radicalement de vie, cédant en quelque sorte à l’appel de la Nature. Il jette son dévolu sur la région d’Empangeni dans l’actuelle province du KwaZulu-Natal. Là, il se lance un défi audacieux en voulant impliquer six tribus zouloues dans un projet de conservation qui lui tient à cœur : créer une réserve privée afin d’y bannir la chasse et préserver la faune, tout en faisant profiter la population des retombées financières, en termes d’emplois notamment. À force de persévérance, il convainc chaque chef de tribu. Ainsi la réserve protégée de Thula Thula (qui signifie Paix et Tranquillité) voit le jour sur la terre ancestrale du peuple zoulou, chasse privée du roi Shaka.

En 1999, il accepte d’accueillir un groupe d’éléphants dont c’est le dernier recours avant abattage. Bien que n’ayant aucunes compétences dans ce domaine et que la réserve ne soit pas encore aménagée pour de tels pensionnaires, il parvient à leur faire surmonter leurs traumatismes dus aux conflits avec les humains et à se faire accepter, tout d’abord par la matriarche — Nana — puis par le reste du groupe, à force de patience, de psychologie, et au prix de quelques destructions de clôtures… Ainsi, Lawrence Anthony, sans connaissances scientifiques préalables pour le guider, noue des liens indéfectibles avec ces éléphants et une relation tout à fait unique avec Nana. Cela lui vaudra le surnom de The Elephant Whisperer, appellation qui sera également le titre de son deuxième livre.
En 2003, fort de l’expérience acquise dans la protection de la faune au Zoulouland, Anthony fonde une ONG internationale de conservation baptisée The Earth Organization. Il se lance également dans une opération incroyable, celle du sauvetage des animaux du zoo de Bagdad, décimés par les bombardements et privés de soins, en pleine guerre du Golfe, au moment de l’invasion de l’Irak par les troupes de la coalition menées par les États-Unis. Anthony passera plusieurs mois sur place, y compris durant les combats. Avec l’aide de mercenaires, de soldats américains et de quelques Irakiens, il parvient par tous les moyens à maintenir en vie les animaux survivants jusqu’à ce que le zoo puisse réouvrir. Il racontera ce long sauvetage dans un livre intitulé Babylon’s Ark, The Incredible Wartime Rescue of the Baghdad Zoo.
Son ultime croisade, pour sauver les derniers représentants sauvages de l’espèce des rhinocéros blancs du Nord, se déroulera en 2006 aux confins du Sud Soudan et de la république démocratique du Congo. Le récit qu’il en fit paraîtra en 2019 (voir ci-dessous).
Lawrence Anthony est reconnu dans le monde entier pour son travail dans la conservation et pour son courage. Il a reçu de nombreux prix et distinctions dont la médaille du Jour de la Terre, décernée par les Nations unies.
Il s’est éteint pendant son sommeil à 61 ans, le 2 mars 2012. Il était marié à une Française, Françoise Malby-Anthony, avec qui il a eu deux fils, Jason et Dylan. Ils continuent à gérer la réserve et l’orphelinat de Thula Thula. Françoise a publié en 2018 un livre sur son histoire avec Lawrence et sa vie depuis sa disparition, dont la version française — Un éléphant dans ma cuisine — est parue en 2019.

Le plus bel hommage rendu à ce fervent défenseur de la faune l’a été par ceux qu’il avait sauvés et qui lui vouaient une reconnaissance éternelle. En effet, le dimanche suivant le décès de Lawrence Anthony, 21 éléphants (deux clans différents, y compris des mâles ce qui est inhabituel) sont venus se rassembler en troupeau devant sa maison, à Thula Thula. Ils avaient marché une douzaine d’heures après avoir « deviné » ou « ressenti » la perte de leur bienfaiteur. Ils montraient des signes d’angoisse et d’agitation. Nana se trouvait parmi eux, alors qu’elle ne s’était pas montrée depuis plusieurs mois. Ils sont restés là, deux jours et deux nuits, en signe de deuil, puis ils sont repartis.
À SAVOIR
- Les Derniers Rhinocéros, le troisième livre de Lawrence Anthony, a été écrit en collaboration avec le journaliste Graham Spence. Il a été publié en 2012 en France, aux éditions Les 3 Génies. L’ouvrage original était paru en 2009 sous le titre The Last Rhinos: The Powerful Story of One Man’s Battle to Save a Species (St. Martin’s Press, New York).
- Earth Organization, l’ONG environnementaliste créée par Lawrence Anthony, continue son œuvre.
AUTRES PUBLICATIONS
- Babylon’s Ark, The Incredible Wartime Rescue of the Baghdad Zoo, écrit avec Graham Spence et publié en 2007 chez St. Martin’s Press à New York. La traduction française, L’Arche de Babylone : L’incroyable sauvetage du zoo de Bagdad, est sortie aux éditions Les 3 Génies en 2010. Le livre a reçu le Prix littéraire de la fondation 30 Millions d’Amis.
- The Elephant Whisperer, publié en avril 2009 chez Pan MacMillan à London et en juillet 2009 chez Thomas Dunne/St Martin’s Press à New York. Il a été numéro 1 des ventes en Afrique du Sud. La traduction française, L’Homme qui murmurait à l’oreille des éléphants, a été publiée aux éditions Les 3 Génies en 2011.
SOURCES ET PHOTOS
- https://thulathula.com/
- https://en.wikipedia.org/wiki/Thula_Thula
- http://www.faunesauvage.fr/fspersonnalite/anthony-lawrence
- https://en.wikipedia.org/wiki/Lawrence_Anthony
- http://www.slate.fr/story/149721/veillee-funebre-elephants-thula-thula
- https://www.30millionsdamis.fr/actualites/article/4304-30-millions-damis-rend-hommage-a-lawrence-anthony-video/
- http://mammiferesafricains.org/2014/02/les-derniers-rhinoceros/
- https://us.macmillan.com/books/9781250031693
- https://www.iol.co.za/news/south-africa/kwazulu-natal/wildlife-guru-dies-wild-elephants-visit-site-1251681
- https://www.worldpress.org/Africa/2471.cfm
- http://www.premiere.fr/Tele/Echappees-belles-la-belle-histoire-de-Thula-Thula
- http://laeo-france.blogspot.com/2015/11/orphelinat-de-thula-thula.html
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Rhinoc%C3%A9ros_blanc_du_Nord
- https://africasustainableconservation.com/2018/06/01/lras-kony-surviving-through-ivory-deals-with-arabs/
- https://zululandobserver.co.za/142210/rhino-orphanage-closes-security-reasons/